lundi 25 mars 2024

« Roméo et Juliette » de Serge Prokofiev - Opéra royal de Wallonie à Liège - 24/03/2024

L’excellent Ballet National Tchèque se produit pour la première fois à l’Opéra Royal de Wallonie-Liège : un événement fêté par un public enthousiaste, lors de cinq représentations données à guichets fermés.

Disparu tragiquement à seulement 45 ans suite à une intoxication médicamenteuse, le chorégraphe John Cranko (1927-1973) a bâti sa réputation sur le travail réalisé lors de son long mandat à la tête du Ballet de Stuttgart, dont il a fait l’une des compagnies les plus en vues. Peu de temps après son arrivée dans la capitale du Bade-Wurtemberg, le Sud-Africain choisit de consacrer son premier projet d’envergure à Romeo et Juliette de Sergueï Prokofiev, dès 1962 (soit bien avant la création parisienne confiée à Rudolf Noureev, en 1984). Le succès immédiat permet au ballet de Prokofiev d’obtenir une reconnaissance mondiale, bien au-delà des seuls extraits tirés des suites d’orchestre, qui avaient fondé sa réputation au disque comme au concert. Créé en 1938, puis révisé en 1940, ce ballet appartient à la période soviétique de Prokofiev, où le compositeur fait allégeance au régime totalitaire en privilégiant l’ivresse mélodique, parfois à la limite du lyrisme. Loin des audaces rythmiques ravageuses du début des années 1920, incarnées à la fois par la Deuxième symphonie et l’opéra L’Ange de feu, le compositeur se permet de reprendre la célèbre et délicieuse Gavotte de sa Première symphonie (1918), d’inspiration néo-classique.

En compositeur déjà très demandé pour les musiques de film (voir notamment Alexandre Nevski et Ivan le Terrible pour le cinéaste Sergueï Eisenstein), Prokofiev étire ses mélodies majestueuses et tisse des sonorités admirablement variées, en confiant un rôle prépondérant au saxophone ténor. Outre ce plaisir strictement musical, d’une émotion étreignante en dernière partie, le spectacle bénéficie des chorégraphies souvent désopilantes de John Cranko, qui multiplie traits d’humour et de malice pour tirer l’ouvrage vers davantage de légèreté au début : cabrioles et facéties acrobatiques rythment les tribulations amoureuses des trois jeunes soupirants du clan Montaigu, dont Romeo à leur tête. On est bien loin des visions sombres et sérieuses, préférées ailleurs. Dès lors que le tragique entre en scène, avec la mort de Mercutio, le contraste n’en est que plus saisissant, en plongeant les protagonistes dans une agonie inéluctable. Auparavant, l’esprit festif et joyeux du spectacle revisite avec bonheur les danses populaires moyenâgeuses, autour de costumes de toute beauté, entre couleurs mordorées et matières chatoyantes.

Malgré une chute inopinée lors d’une scène secondaire au début, la Juliette incarnée par Alina Nanu séduit par ses déplacements aériens, en une grâce diaphane. Quasiment sur scène pendant toute la représentation, le Roméo de Paul Irmatov touche au but par son mélange de fragilité et de sensualité, en une solidité technique jamais prise en défaut. A ses côtés, Matěj Šust compose un irrésistible Mercutio jusque dans son combat final, où il se moque de son adversaire avec autant d’espièglerie que de brio. Enfin, le chef Václav Zahradník impressionne par la concentration qu’il impose aux instrumentistes liégeois dès le début de la soirée, entre tempi étirés et savamment étagés, au bénéfice de sonorités d’une épaisseur enveloppante, qui ne versent jamais dans un lyrisme excessif. Une très belle soirée, à tous points de vue !

vendredi 22 mars 2024

« Fausto » de Louise Bertin - Christophe Rousset - Disque Palazzetto Bru Zane


Ces dernières années, on ne peut qu’être impressionné par la curiosité sans cesse approfondie pour l’exploration du répertoire des compositrices, beaucoup plus étendu que celui imaginé de prime abord, du moins pour ce qui concerne le XIXe siècle. Après avoir consacré l’an passé un passionnant coffret de huit disques à vingt et une d’entre elles, le Palazzetto Bru Zane rend cette fois hommage à la figure de Louise Bertin (1805‑1877), amie de Berlioz et Hugo, avec lesquels elle a fait salon à Bièvres, entre autres personnalités. Avec La Esmeralda, Bertin bénéficie d’une adaptation du roman Notre‑Dame de Paris par l’auteur lui‑même, obtenant rien moins qu’une création à l’Opéra de Paris en 1836 : c’est là le point d’orgue, mais aussi la fin de la carrière lyrique de Bertin, que le festival de Montpellier a permis de redécouvrir en 2008, avant un retour au Théâtre des Bouffes du Nord l’année dernière. Au préalable, Louise Bertin avait gravi les échelons un à un avec ses précédents ouvrages, tous sertis de livrets aux fortes ambitions littéraires, depuis Le Loup‑garou (1827) à l’Opéra Comique jusqu’à Fausto (1831) aux Italiens : de quoi se confronter, dans ce dernier ouvrage, à ses rivaux transalpins sur leur terrain, qui plus est dans la langue de Dante.

On se réjouit de pouvoir se découvrir cet ouvrage au disque, après le concert donné au Théâtre des Champs‑Elysées en juin dernier avec les mêmes interprètes. L’adaptation du Faust de Goethe, par la compositrice elle‑même, concentre le drame autour des amours contrariés de Faust et Marguerite. C’est là davantage un semi seria, avec plusieurs intermèdes comiques dans la tradition française de l’époque, couplés à une virtuosité vocale à mi‑chemin entre les exigences italiennes et les derniers ouvrages de Rossini à Paris. Outre des passages plus germaniques de caractère, audibles dès l’Ouverture cuivrée et dus à l’influence de son professeur, Reicha, l’opéra donne une place soutenue aux chœurs, qui rappellent parfois ceux présents dans la défunte tragédie lyrique, encore admirée par Spontini ou Berlioz. On ne peut ainsi qu’admirer la variété de ton et d’atmosphère de la musique de Bertin, qui semble savoir tout faire. Une démonstration à même de prouver qu’elle doit avant tout sa réussite à elle‑même, et non pas au seul soutien de son père, l’un des hommes puissants de son temps, en tant que patron du Journal des débats.

Pour traduire la réussite de cet ouvrage, il fallait aussi des interprètes à la mesure de l’enjeu, ce que sont assurément Les Talens Lyriques et Christophe Rousset : les sonorités des instruments d’époque font merveille dans ce répertoire, qui gagne ainsi en rugosité et en nervosité, s’éloignant des lectures trop doucereuses parfois audibles dans le bel canto. Toute acquise à cette vision, Karine Deshayes déploie dans son rôle de Fausto des trésors d’intensité, sublimés par un instrument toujours ardent et parfaitement projeté. A ses côtés, Karina Gauvin (Margherita) souffre parfois dans les passages rapides, autour d’une émission un rien ampoulée. Mais le velouté de son timbre et l’intelligence des phrasés font oublier ces quelques imperfections, et ce d’autant plus qu’elle est parfaitement épaulée par un Ante Jerkunica (Mefisto) à la présence pénétrante, entre timbre aux graves profonds et facilité d’émission. Tous les seconds rôles, richement distribués, emportent l’adhésion, à l’image du superlatif Chœur de la Radio flamande, très attentif à la diction.

Voilà une nouvelle réussite décisive du Palazzetto Bru Zane, qui n’a pas fini de promener sa curiosité pour nous surprendre, bien loin des sentiers battus. Chaudement recommandé !

mardi 12 mars 2024

« Pulcinella » de Stravinsky et « L'Heure espagnole » de Ravel - Louis Langrée - Guillaume Gallienne - Opéra Comique - 11/03/2024

Quand le directeur de l’Opéra Comique – Louis Langrée – reprend la baguette pour défendre l’un de ses répertoires de prédilection, celui du début du XXe siècle, on peut être sûr que vitalité et raffinement seront au rendez-vous ! Autour d’une chorégraphie élégante mais un peu sage en première partie, la mise en scène de Guillaume Gallienne touche finalement au but par son respect de l’esprit des deux ouvrages réunis, où burlesque et absurde dominent.

Igor Stravinsky a embrassé tout au long de sa carrière plusieurs périodes stylistiques parfois contradictoires, des premiers pas au souffle néo-romantique emprunté à son maître Rimski-Korsakov, audibles dans les ballets L’Oiseau de feu (1910) et Petrouchka (1911), avant les audaces rythmiques et harmoniques du Sacre du Printemps (1913), porteuses de scandale. Après la Première guerre mondiale, le compositeur russe poursuit sa collaboration avec le chorégraphe Sierge Diaghilev, fondateur des Ballets russes, mais assagit radicalement son style pour privilégier une musique chambriste et tonale, avec plusieurs emprunts aux musiques du XVIIIe siècle. Ce style néo-classique est précisément initié lors de la création de Pulcinella en 1920, un ballet avec voix que l’on retrouve en première partie du spectacle présenté cette année à l’Opéra Comique.

Si l’argument est mince, en forme de marivaudage entre de jeunes tourtereaux interprétés par les danseurs, c’est davantage la musique lumineuse, virevoltante et pleine d’esprit de Stravinsky qui ravit tout du long : de quoi démontrer la capacité du compositeur à revisiter des mélodies empruntées à Pergolèse, en un style finement modernisé. Si les trois jeunes chanteurs, tous issus de l’Académie apparaissent encore un rien trop tendres, on est également déçu par les verdeurs de la formation en effectifs réduits (une dizaine d’instrumentistes) de l’Orchestre des Champs-Elysées, et ce malgré la direction pleine de panache de Louis Langrée. Particulièrement, cors et hautbois paraissent plusieurs fois à la peine, ainsi que les cordes bien aigrelettes.

Après l’entracte, le spectacle prend une tournure autrement plus réussie, avec l’Orchestre des Champs-Elysées désormais étoffé jusque dans les loges de côté : les sonorités se font plus harmonieuses pour mettre en valeur les mélodies piquantes de L’Heure espagnole (1907) de Maurice Ravel, tandis que Louis Langrée enchante par son mélange de vitalité et d’expressivité, sans jamais oublier de faire ressortir quelques nuances inattendues. L’argument emprunte au vaudeville par ses rebondissements un rien prévisibles, mais séduit par son ton burlesque et surréaliste, aux grivoiseries à peine voilées. Le livret confronte trois rivaux tous affairés à séduire la belle Concepción, en s’amusant à moquer un vieux barbon libidineux, comme un jeune premier plus amoureux de l’amour que de sa Dulcinée, pour finalement préférer les ardeurs terre-à-terre d’un gentil besogneux. La grande force du spectacle consiste à réunir une distribution entièrement francophone, qui permet à l’auditeur de se délecter de la nécessaire diction attendue. Ainsi de Stéphanie d’Oustrac (Concepción), qui met tout son tempérament au service de ce rôle qui prend davantage d’ampleur au fur et mesure du développement de la farce, bien épaulée par les lignes claires de Philippe Talbot, dans son court rôle de Torquemada. A leurs côtés, Benoît Rameau compose un désopilant Gonzalve, au lyrisme débordant, tandis que Jean-Sébastien Bou (Ramiro) et Nicolas Cavallier (Don Iñigo Gomez) ravissent toujours autant par la noblesse de leurs phrasés.

La mise en scène de Guillaume Gallienne joue quant à elle la carte de la sobriété, en plaçant les deux spectacles dans un décor unique ravissant, constitué d’une immense structure cubiste en forme d’escalier, rappelant l’univers visuel de Giorgio De Chirico. Les éclairages permettent toutefois de bien différencier les deux atmosphères mises en contraste, avec des couleurs plus franches pour figurer l’Espagne de carte postale voulue par Ravel. La mise en scène se concentre surtout sur le jeu d’acteur en tentant de donner davantage de consistance aux personnages, avec quelques artifices comiques bienvenus (l’étroitesse de l’horloge où se cache le barbon ou le postiche mal collé de Gonzalve).

lundi 11 mars 2024

Concert de l’Orchestre symphonique de Londres - Simon Rattle - Philharmonie de Paris - 10/03/2024

L’Orchestre symphonique de Londres (LSO) et son chef Simon Rattle achèvent une tournée qui les a menés de Dortmund à Luxembourg, avant leur arrivée à Paris, pour deux concerts très attendus. Après le premier d’entre eux dédié au répertoire américain (Gershwin, Harris et Adams) la veille, place à une confrontation du classicisme souverain du Concerto pour violon de Johannes Brahms (1878) aux déchaînements telluriques de la Symphonie n° 4 (composée en 1936, mais seulement créée en 1961) de Dmitri Chostakovitch.

Il est finalement bien peu d’occasion d’entendre en concert cet ouvrage aux proportions hors normes en termes d’effectifs réunis (une centaine d’interprètes), dont la complexité et la modernité d’écriture (proche des audaces de son opéra Le Nez) nécessite un chef aguerri à ce type de répertoire. Ainsi de Simon Rattle, qui après son long mandat à la tête du Philharmonique de Berlin, se retrouve aujourd’hui à la tête du LSO et de l’Orchestre de la Radio bavaroise, excusez du peu ! A 69 ans, le chef britannique n’a rien perdu de son énergie légendaire pour galvaniser ses troupes, promenant sa crinière blanche dans toutes les directions avec une attention de tous les instants : de quoi embrasser les changements d’atmosphère nombreux du premier mouvement, le plus long de la symphonie, entre clarté des plans sonores bien différenciés et précision rythmique dans les attaques. Comme à son habitude, Rattle fait ressortir de nombreux détails dans les piani, n’échappant pas en quelques endroits à une lecture un rien séquentielle. La splendeur des timbres du LSO reste toutefois un régal tout du long, tant Rattle s’évertue ainsi à les mettre en valeur, sans jamais oublier d’insister sur les réparties ironiques et grinçantes aux bois, rappelant en cela plusieurs sonorités audibles dans le Concerto pour orchestre de Bartók ou les Symphonies de Mahler (dont Rattle est un spécialiste).

Souvent imprévisible, ce premier mouvement force l’attention par son alternance de tutti impressionnants de déflagration sonore, en contraste avec les passages à l’esprit plus populaire et forain, sans parler de la course à l’abîme du Presto, avec des cordes en fugato, ici très nerveuses. Le bref deuxième mouvement, Moderato con moto, fait davantage de place aux sonorités piquantes, tour à tour évanescentes et morbides, le tout merveilleusement étagé par Rattle, avant la conclusion majestueuse entonnée par les cors, aidés des flûtes, puis des violons en scansion. Le Largo qui suit entonne une mélodie narrative au basson, presque en sourdine, bientôt reprise par les autres vents. Le ton chambriste accompagne une musique plus descriptive, qui laisse entrevoir entre les lignes les premières désillusions de Chostakovitch face au régime totalitaire soviétique. Rattle ne s’y trompe pas et ne verse jamais dans le triomphalisme, notamment dans l’Allegro conclusif. La toute fin se montre ainsi particulièrement glaçante avec sa scansion menaçante aux contrebasses, qui s’équilibre peu à peu avec la mélodie principale, mais sans jamais lui laisser prendre le dessus. Les dernières notes énigmatiques au célesta gardent suffisamment d’ambiguïté et de distance pour préserver la hauteur de vue attendue.

Isabelle Faust
Avant ce morceau de bravoure mémorable et évidemment applaudi longuement, le concert avait débuté sous des hospices tout aussi enthousiasmants avec le Concerto pour violon de Brahms interprété par une Isabelle Faust (née en 1972) en état de grâce. La violoniste allemande n’a pas son pareil pour se jouer de toutes les difficultés techniques avec une facilité déconcertante, ce qui lui permet de laisser libre cours à son art interprétatif, toujours d’une grande classe. Les parties verticales très engagées la voient littéralement cravacher son instrument, en des tempi mesurés qui restent toujours en phase avec les volontés de Rattle. Très attentives dans ses nombreux dialogues avec les vents, Faust s’apaise ensuite avec des notes bien déliées, laissant s’épanouir toute l’expressivité des couleurs mises en avant par le chef, qui refuse tout pathos excessif. La surprise du premier mouvement vient de la cadence utilisée, qui délaisse celle du créateur et dédicataire Joseph Joachim, pour lui préférer celle composée par Ferrucio Busoni en 1913. Isabelle Faust avait déjà fait ce choix lors de la gravure de ce Concerto avec Daniel Harding (Harmonia Mundi, 2011), confirmant tout le bien que l’on pense de cette cadence lunaire, avec les timbales en accompagnement.

La longue introduction aux vents de l’Adagio permet ensuite au merveilleux hautbois solo tenu par Olivier Stankiewicz de se distinguer, en un son velouté à fleur de peau, que l’on retrouve dans la conclusion de ce mouvement, aidé cette fois des cors, avec le même tapis de velours suspendu. Le finale sautillant confirme qu’Isabelle Faust sait tout faire, en maîtresse souveraine de son instrument, sans jamais perdre de son allant et de son raffinement. Après cette prestation de haute volée, l’Allemande s’adresse au public en français pour lui annoncer un bis aussi surprenant que délicieux, dédié à l’un des caprices de Charles-Auguste de Bériot. De quoi conclure la première partie du concert, tout de fantaisie et de malice réunies.

samedi 9 mars 2024

« Gosse de riche » de Maurice Yvain - Pascal Neyron - Théâtre de l'Athénée à Paris - 08/03/2024

Il faut courir à l’Athénée pour applaudir la nouvelle production de la compagnie Les Frivolités Parisiennes, qui confirme là toute son affinité avec le répertoire de l’opérette et de la comédie musicale, de Reynaldo Hahn (O mon bel inconnu) à André Messager (Coups de roulis), en passant par Maurice Yvain (Là‑haut).

C’est précisément ce compositeur, emblématique de la période des Années folles, que l’on retrouve dans l’un de ses plus grands succès, Gosse de riche (1924). Tout du long, on se délecte de l’orchestration piquante réalisée pour la petite fosse du Théâtre Daunou, où l’ouvrage a été créé, même si l’absence de chef est parfois audible dans les attaques un rien trop doucereuses des Frivolités Parisiennes. Quoi qu’il en soit, la musique d’Yvain sait renouveler le genre pour embrasser des mélodies d’une fraîcheur guillerette, auxquelles il incorpore des rythmes de jazz ou des danses à la mode (la java, notamment).


Si l’ouvrage (sans chœurs) paraît musicalement moins ambitieux par rapport à Là‑haut (1923), il brille par son livret désopilant et ses dialogues aux réparties ironiques, parmi les meilleurs qu’il nous ait été donné d’entendre dans ce répertoire. Il faut pourtant s’accrocher au début pour digérer l’exposition un rien fastidieuse des enjeux entre les nombreux personnages, indispensable pour savourer la suite. Comment Colette, la « gosse de riche », va‑t‑elle réagir à la découverte de l’existence de sa rivale Nane, à la fois amante de son soupirant et de son père ? A cet imbroglio amoureux aux allures de vaudeville, les librettistes ont la bonne idée d’ajouter une baronne ruinée et haute en couleur, œuvrant pour ses finances comme pour le bien commun, en maîtresse de cérémonie délicieusement manipulatrice. Autre atout irrésistible, le personnage du faux mari Léon Mézaize, qui n’a pas son pareil pour jouer la mouche du coche dans des scènes où sa présence est incongrue !

Il fallait certainement toute la fantaisie débridée du metteur en scène Pascal Neyron (déjà acclamé en 2019 dans Le Testament de la tante Caroline de Roussel) pour rafraîchir les ficelles du vaudeville et leur donner une actualité toujours débordante de vitalité frémissante. C’est bien sur la direction d’acteur que s’appuie le travail de Neyron, qui caractérise ses personnages par de multiples détails, des postures d’ennui de la mère aux envolées aériennes des gestuelles de la Baronne, sans parler du joli cœur André Sartène, aux atouts physiques généreusement exposés d’emblée. La scénographie minimaliste oppose quant à elle l’intérieur sombre de l’atelier de Sartène au lumineux et fantasque manoir breton, où la plupart des nœuds de l’intrigue se nouent et se dénouent.

Si le livret moque l’opposition entre nobles désargentés et bourgeois nouveaux riches, il insiste sur l’inculture de la mère de Colette, incapable de se saisir des nouvelles tendances de l’art des années 1920. Dans cette veine, la mise en scène a l’intelligence d’étoffer le rôle de Lara Neumann (la Mère), en ajoutant une chanson bretonne en guise de happening salvateur pour ce personnage finalement touchant. De quoi marcher sur les pas de Michel Fau ou Jérôme Deschamps, déjà habitués de ses interludes inénarrables, toujours en lien avec l’esprit de l’ouvrage.

Toute la joyeuse troupe réunie est emmenée par l’énergie débordante de Lara Neumann et Marie Lenormand, à l’aisance scénique jubilatoire, toujours juste, de même que le lunaire Charles Mesrine (Léon Mézaize). Si Aurélien Gasse (André Sartène) a pour lui un très beau timbre et une articulation précise, il lui manque un rien de conviction dramatique pour nous emporter davantage dans son rôle. A ses côtés, Amélie Tatti (Colette Patarin) pétille dans chacune de ses intentions, malgré une projection réduite, tandis que Philippe Brocard (Achille Patarin) impose sa présence sonore et généreuse, tout du long. Un plateau vocal de très belle tenue, dont on ne doute pas qu’il va encore gagner en cohésion ravageuse, au fil des prochaines représentations.