samedi 28 janvier 2017

« La Flûte enchantée » de Mozart - Opéra Bastille à Paris - 26/01/2017


Avec pas moins de dix-sept dates jusqu’à fin février, il n’y a aucune excuse pour ne pas aller voir la reprise de La Flûte enchantée imaginée par Robert Carsen en 2013 à Baden-Baden (avant les représentations données à l’Opéra Bastille un an plus tard). La vaste distribution entièrement revue depuis 2014, hormis Sabine Devieilhe, donne le tournis: la plupart des rôles alternent en effet entre deux et trois chanteurs. Il faudra donc être vigilant sur les dates si vous souhaitez entendre les stars Sabine Devieilhe ou René Pape.

C’est ainsi l’Allemand Tobias Kehrer qui assurait le rôle de Sarastro pour la deuxième représentation, donnée jeudi soir, tandis que son compatriote René Pape (présent à la première) se reposait de son activité trépidante à Paris due à son engagement conjoint dans le spectacle phare de ce début d’année, Lohengrin. La prestation de Kehrer, fondée sur un timbre grave bien placé, résume bien le sentiment général perçu avec ce plateau vocal: on a là une primauté donnée au beau chant au détriment de l’investissement théâtral et dramatique. Il en va ainsi également de la Reine de la nuit d’Albina Shagimuratova, qui évacue toute fureur orageuse pour se réfugier dans une ligne qui respire mais ne donne jamais le frisson.


Il faut dire que la direction allégée du chef hongrois Henrik Nánási, à force de fouiller les détails et rivaliser de subtilités dans la différenciation des pupitres, n’offre que peu de relief à l’ensemble, se plaçant délibérément en retrait par rapport aux chanteurs. Dans les scènes plus dramatiques, cet accompagnement évanescent peine ainsi à soutenir l’investissement d’une des plus belles révélations de la soirée en la personne de Nadine Sierra (Pamina), vocalement délicieuse de bout en bout. Déjà appréciés en début de saison dans Eliogabalo, la souplesse de l’articulation, tout comme le velouté et la fraîcheur de son timbre, sont un régal de chaque instant – même si les applaudissements différenciés du public en fin de représentation semblent indiquer une préférence au brio incarné par Shagimuratova.


En dehors du poussif Andreas Conrad (Monostatos), aux couleurs ternes, on soulignera la belle présence de Stanislas de Barbeyrac (Tamino), bien en voix malgré quelques aigus forcés ou le recours à un léger vibrato ici et là. Reste que le ténor français s’en sort globalement bien en parvenant à donner à son rôle de gendre idéal une vaillance juvénile bienvenue. On terminera enfin ce tour d’horizon vocal par le vétéran Michael Volle (Papageno), irrésistible bouffon maladroit pendant toute la soirée – le seul à s’autoriser, par sa présence et son aura, à l’ivresse d’une composition dramatique. Son timbre rauque, un rien usé, parvient aussi à donner une émotion sincère à cet être simple, incapable de dépasser l’horizon ordinaire de ses origines.


On touche là à l’ambition de la mise en scène de Robert Carsen, davantage intéressé par le chemin initiatique de ses personnages (sans y inclure de référence maçonnique) que par les aspects dramatiques incarnés par la Reine de la Nuit et Sarastro, ou encore par les intermèdes comiques du bouffon Papageno. La sobre scénographie s’appuie ainsi sur une vidéo fixe en fond de scène qui représente une forêt seulement perturbée par le flot immuable des saisons. C’est là l’un des principaux apports de la mise en scène de Carsen, qui ancre l’opéra dans une réalité temporelle et humaine, autour des questions d’élévation spirituelle de vie et de mort qui marqueront les différentes épreuves rencontrées par Tamino et Papageno.


En première partie, Carsen construit l’un de ses plus beaux tableaux visuels en rétrécissant peu à peu la scène en longueur, à la manière de la vision déformée du diaphragme des anciens appareils photo. En arrière-scène, la forêt inaccessible représente cette connaissance désirée par les fidèles de Sarastro, tous habillés comme un seul homme à la manière d’une secte. Avec ce tableau, le metteur en scène canadien évoque ainsi subtilement l’allégorie de la caverne de Platon. La seconde partie de l’opéra convainc plus encore avec sa représentation de sortes de tombeaux souterrains aux éclairages en clair-obscur faisant ressortir des teintes noires-fauves saisissantes. L’idée assez laide de recouvrir les visages de l’ensemble du chœur de voiles noirs n’apporte pas grand-chose, tandis que l’on retrouve la précision chorégraphique habituelle de Carsen, toujours pertinent s’agissant des mouvements d’ensemble.


On pourra évidemment regretter que ce spectacle ne se concentre que sur les aspects humanistes de ce singspiel pour en évacuer les autres – dramatiques ou comiques. Il n’en reste pas moins que ce parti pris, pour sérieux et rigoureux qu’il soit, se tient de bout en bout.

lundi 23 janvier 2017

Concert de l'Orchestre philharmonique de Radio France - Mikko Franck - Auditorium de la Maison de la Radio - 21/01/2017

Karita Mattila
Retour à Sibelius pour Mikko Franck qui a visiblement décidé d’explorer toute l’œuvre de son compatriote depuis son accession à la tête du Philharmonique de Radio France en 2015 (voir notamment ici et ici). On ne s’en plaindra pas évidemment, tant l’ancien élève de Jorma Panula est visiblement à son aise ici, s’appliquant à apposer un éclairage singulier sur la musique de Sibelius – sous le regard avisé de Marc Vignal, spécialiste incontesté du maître finlandais, présent dans le public. Mikko Franck s’intéresse cette fois à deux petites perles peu visitées au concert: la toute dernière œuvre symphonique, Tapiola (1926), et l’une des rares incursions de Sibelius dans la musique pour voix et orchestre, avec Luonnotar (1913).

Avec Tapiola, on reconnaît d’emblée le style habituel de la direction de Mikko Franck, attentif à l’allégement de la masse orchestrale et à la précision des attaques, en une lecture analytique à la respiration lente et harmonieuse, presque séquentielle, d’où ressortent les passages lents comme éthérés et suspendus. Le contraste n’en est que plus vif dans les tutti verticaux cravachés en un ton martial et péremptoire. Cette optique ne manque pas de pertinence ici, faisant ressortir toute la modernité de Sibelius dans cette œuvre qui frise l’atonalité dans sa dernière partie, tandis que l’épure du début fait ressortir tout ce que les minimalistes doivent à Sibelius dans la mise en valeur des contrechants hypnotiques et répétitifs. Pour autant, on regrettera une fois encore que ce régime sec s’applique uniformément à une œuvre déjà dégraissée par Sibelius lui-même: de tels partis pris s’appliquent mieux aux premières œuvres du compositeur finlandais (où percent l’influence de Tchaïkovski et Rimski-Korsakov) et à la musique romantique en général.


Avec l’entrée en scène de la soprano Karita Mattila, tous les yeux se tournent vers ce phénomène lyrique irrésistible de présence et d’engagement dès les premières notes entonnées. A l’instar de sa dernière grande prestation parisienne dans Ariane à Naxos, la Finlandaise s’investit dans Luonnotar comme si sa vie semblait en dépendre, faisant corps avec la vierge exaltée du Kalevala à l’image de ses trois non («Ei, Ei, Ei») prononcés avec une rage inouïe, se tournant ensuite vers l’orchestre comme pour le défier. On en oublie dès lors l’aigu un peu durci par endroit au début, pour se concentrer sur la rondeur des phrasés et l’intelligence du texte, porté par une diction sans pareil. Une prestation un rien inégale pour qui serait habitué à une version discographique plus confortable, mais irrésistible lorsque la voix est en pleine puissance ou réfugiée dans les graves préservés.


Après l’entracte, la diva est de retour dans Beethoven et l’exaltation de son air célèbre «Ah perfido!»: les aigus moins périlleux permettent à la soprano de se sentir plus à l’aise encore afin de faire valoir toutes les qualités interprétatives déjà audibles dans le Sibelius, puis recueillir une ovation méritée à la fin de sa prestation. Retour ensuite au XXe siècle avec Chostakovitch et sa toute Première Symphonie composée en 1924 et 1925 comme parachèvement de ses études au Conservatoire de Leningrad. On a là déjà une œuvre pleinement mature, annonciatrice des grands chefs-d’œuvre à venir. L’élégance de Mikko Franck s’épanouit sans oublier de mettre en relief les nombreux solos ici à l’œuvre – tout particulièrement l’irrésistible premier violon d’Amaury Coeytaux. On retrouve les contrastes cinglants refusant toute lecture narrative et dramatique, tournant les aspects sombres de ce jeune Chostakovitch vers la désolation résignée davantage que vers le pathos ardent, tandis que les parenthèses virevoltantes et virtuoses du délicieux deuxième mouvement révèlent un Mikko Franck plus espiègle qu’il n’y paraît. Reste également à souligner l’art des transitions, toujours aussi remarquable chez le Finlandais, qui permet l’expression de climats souvent inattendus, telle l’arrivée impromptue de la caisse claire, comme sortie de nulle part, dans le dernier mouvement.

lundi 16 janvier 2017

« La Fête à Solhaug » de Wilhelm Stenhammar - Disque Sterling


Considéré comme l’un des espoirs les plus sérieux de sa génération, Wilhelm Stenhammar (1871-1927) passa l’essentiel de sa carrière à tenter de se forger un style personnel, échouant en grande partie dans cette quête. Ces premières œuvres portent déjà la marque d’influences extérieures, mais possèdent pour autant des qualités remarquables d’ambition et d’élévation d’esprit. On cite souvent la brucknérienne mais néanmoins superbe Première Symphonie (1903), rejetée ensuite pour cette allégeance trop audible. On pourrait en dire autant de la toute première œuvre à avoir bénéficié d’un numéro d’opus, le très brahmsien Concerto pour piano, composé en 1893 à seulement 22 ans alors que le Suédois mène une carrière de pianiste virtuose: il faut absolument entendre son méditatif et inspiré mouvement lent.


C’est cette même année que Stenhammar choisit de s’attaquer à son premier opéra, La Fête à Solhaug, adapté du tout premier succès controversé d’Ibsen en 1855 (qui fut alors accusé de plagiat, avant de revoir sa copie en 1883). On est encore bien éloigné des drames sociaux percutants du Ibsen de la maturité, à juste titre toujours monté sur les planches de nos jours, ou du poétique et philosophique Peer Gynt, mis en musique en 1875 par Grieg. C’est bien plutôt le drame romantique historique qu’Ibsen épouse avec La Fête à Solhaug, genre alors en vogue qui séduira Stenhammar pour son potentiel d’adaptation proche du modèle wagnérien.


C’est en effet la figure du maître de Bayreuth qui plane sur cette œuvre aux leitmotivs nombreux, également marquée par ses deux figures féminines omniprésentes. De cette œuvre lumineuse au lyrisme toujours maîtrisé, Stenhammar convoque sa science de l’orchestre tout entier au service de la déclamation vocale, au premier plan. On pense aussi à Humperdinck dans la capacité à soutenir le discours par l’utilisation délicieuse des vents: autant de qualités qui conduiront son compatriote Johan Svendsen à recommander vivement l’ouvrage, qui ne sera pourtant créé qu’en 1899 à Stuttgart (en allemand), là même où des ouvrages de Richard Strauss, Zemlinsky ou Hindemith auront le même honneur.


On retrouve ici la version originale en norvégien (rappelons qu’à cette époque Suède et Norvège étaient deux royaumes associés) autour d’un plateau vocal composé en totalité de chanteurs nordiques, tous d’un bon niveau. C’est surtout le cas des interprètes féminines très sollicitées et toutes deux exemplaires, tandis que le ténor Per-Håkan Precht compense son aigu serré par ses qualités dramatiques. Pour cette première mondiale, le chef allemand Henrik Schaefer se montre très respectueux des équilibres entre nécessités dramatiques et pureté du son – bien aidé en cela par un impeccable Orchestre symphonique de Norrköping.


On a là le septième volume consacré par l’éditeur Sterling aux «opéras romantiques suédois», quelques années après les extraits de Tirfing (deuxième opéra de Stenhammar) enregistrés par Leif Segerstam en 1999. Espérons que cet éditeur audacieux saura nous rendre une version complète enregistrée avec le même soin qu’apporté ici.