À condition d’être
un germanophone averti, un voyage en Allemagne s’impose pour entendre
l’une des œuvres maîtresses de Schreker,
« les Stigmatisés » (« Die Gezeichneten »). À Cologne, la mise en
scène de Patrick Kinmonth imagine le héros en tueur en série et pare le
drame d’une
rare noirceur.
Voilà quelques mois, l’Opéra national du Rhin dévoilait sa production du Son lointain,
premier opéra de Franz Schreker (1878-1934) à être représenté sur
une scène française. Un évènement rare, tant l’œuvre lyrique du
compositeur autrichien est peu jouée en dehors des
pays germaniques, et ce malgré sa réelle inspiration musicale qui
se joue en virtuose d’influences multiples, de l’opulence wagnérienne au
lyrisme vériste, en passant par les délicates
subtilités impressionnistes héritées de Debussy. Parmi les villes
allemandes qui fondent cette redécouverte constante, Cologne se souvient
opportunément qu’elle a soutenu Schreker en
accueillant la création de son opéra Irrelohe en 1921, par l’illustre chef d’orchestre Otto Klemperer.
Il n’est donc pas surprenant d’y retrouver à l’affiche un de ses
opéras les plus populaires, et ce dans une salle pour le moins
surprenante. Depuis la fin de la saison 2009-2010, l’Opéra
de Cologne réalise en effet une patiente rénovation de son
bâtiment principal de l’Offenbachplatz tout en poursuivant son activité
en deux lieux d’accueil provisoires aux charmes bien
différents, Le Dom et Le Palladium. Située à deux pas de la
célèbre cathédrale, la salle éphémère au confort ultramoderne du Dom
accueille le Triptyque
de Giacomo Puccini jusqu’au 1er juin 2013, tandis que Le Palladium
offre un saisissant décor industriel (façon Ateliers Berthier à Paris)
aux Stigmatisés.
Un cadavre parmi les amas de tôle
Sans doute inspiré par les lieux, le metteur en scène
Patrick Kinmonth oppose le public en deux tribunes face à face et
imagine un décor jonché d’épaves de voiture, que surplombe une
cahute minable. Prostré, un homme en bleu de travail gît seul au
milieu de la vaste scène puis s’agite au rythme fiévreux de l’ouverture
orchestrale, dévoilant un cadavre de femme parmi les
amas de tôle. On s’interroge. Est-ce Alviano Salvago, ce noble
fortuné, torturé par sa laideur, et créateur d’une île enchanteresse où
les plus belles filles de Gênes sont
séquestrées ? Est-ce bien l’amoureux transi de la ravissante
artiste Carlotta Nardi, fille du podestat ? Bien vite, les partis pris
de cette mise en scène brossent le
portrait d’un tueur en série, extrapolant bien au-delà du livret
original dans la plus pure tradition de la Regietheater.
S’il apporte un étonnement constant par son audace même, cet
éclairage bénéficie surtout d’une direction d’acteurs précise et de
beaux tableaux chorégraphiés, de la procession onirique des
jeunes femmes, bientôt suivies des nobles génois (évoquant
l’esprit perturbé du héros), aux magnifiques déplacements du chœur,
véritable personnage en soi, lors du dernier acte. Cependant,
cette vision réduit par trop le héros à un rôle uniformément noir
dont les hésitations psychologiques pour aimer l’inconstante
Carlotta Nardi ne sont plus fondées sur sa seule difformité
corporelle mais sur sa laideur d’âme.
Pour autant, la composition impressionnante de présence physique
de Stefan Vinke dans le rôle d’Alviano Salvago convainc pleinement,
tandis que sa partenaire
Ingeborg Greiner (Carlotta Nardi), parfois en difficulté dans les
aigus, lui oppose un beau tempérament dans la scène où elle lui révèle
son amour. Assurément l’un des plus beaux
moments de la partition. Tous les nombreux seconds rôles sont
parfaits, particulièrement Oliver Zwarg * (dans le rôle du duc) ou
Jyrki Korhonen (le podestat). À la tête
d’un orchestre du Gürzenich de Cologne ivre de couleurs,
Markus Stenz mène l’action tambour battant et épouse l’optique de ce
« théâtre de chair » vivement
applaudi.
* Spécialiste de ce répertoire, ayant interprété plusieurs rôles des opéras de Schreker au disque.
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